CHAPITRE 7
L’amour exerce un effet
délétère sur le cerveau et le sens des responsabilités
morales.
Nous avions quitté Mrs Jones et attendions l’ascenseur.
— Madame Amelia, déclara Cyrus solennellement, je vous serai éternellement reconnaissant de m’avoir fait vivre cette expérience.
— Vous n’avez pas cru à ses explications, j’espère ?
— Ma foi, je ne sais trop que croire, répondit Cyrus en caressant sa barbiche. Et je vous répète, madame Amelia, que ce genre de chose ne m’arrive pas tous les jours. Généralement je repère les menteurs assez facilement, mais cette dame… Nom d’une pipe, je ne m’attendais pas à ça ! Vous croyez qu’elle ment ?
— Nous sommes forcés de la croire tant que nous n’aurons pas démontré la fausseté de ce qu’elle avance, répondis-je avec amertume. Si elle dit vrai, on peut craindre pour la santé mentale de Donald. C’est rageant ! Je n’aurais jamais cru en venant ici que nous nous trouverions complices d’une aventurière. Je frémis en songeant à ce que va dire Emerson. Mais vient-il, cet ascenseur de malheur ?
— Le préposé fait probablement un petit somme. Elle nous a avoué son vrai nom sans hésitation, n’est-ce pas ? Et elle nous a confié ses méthodes sans vergogne.
— C’est ainsi, mon cher Cyrus, que pratique un menteur chevronné. Elle nous a dit tout ce que nous aurions pu apprendre par nous-mêmes, et presque rien d’autre.
L’ascenseur n’arrivant pas – il était toujours en panne –, nous descendîmes à pied. L’entretien avait duré plus longtemps que prévu, car nous avions discuté des divers moyens de convaincre Donald de l’inexistence de sa princesse de rêve. Cyrus s’était en outre livré à une joute verbale bon enfant avec la dame – ou peut-être aurait-il qualifié cela de partie de poker verbale. Pour finir, Cyrus avait déclaré qu’une affaire aussi délicate demandait de la réflexion. Il voulait rencontrer Donald pour se faire lui-même une opinion de sa santé mentale.
— En voici l’occasion, lui dis-je comme nous pénétrions dans le vestibule.
— Je vous demande pardon ? demanda Cyrus, perdu dans ses pensées.
— Voici Donald et Enid. Ah, je vois aussi David et Nefret. Ils nous attendaient, je suppose, et les Fraser ont alors fait leur apparition. Nom d’un chien, j’espère qu’ils ne lui ont pas dit… Je me demande où est passé Ramsès…
Donald m’avait aperçue. Tout sourire, il se leva et me fit signe de les rejoindre à leur table. Lui et Cyrus se serrèrent la main. Manifestement, ce dernier ne s’attendait pas à voir ce jeune homme rayonnant, bien différent du neurasthénique qu’il avait imaginé. C’est Enid qui avait l’air malade. Sa ceinture lui flottait autour de la taille, bien qu’elle fut au dernier cran, et la jeune femme avait des cernes sous les yeux.
Ils m’invitèrent à prendre le thé avec eux. Je refusai poliment, expliquant que nous devions retrouver Emerson. Je m’assis quand même à la demande de Donald.
— Nous allons devoir attendre Ramsès, je présume, dis-je. Pourquoi n’est-il pas là ?
David avait l’air coupable – mais c’est son air ordinaire. Avant qu’il ne puisse répondre (si tant est qu’il en eût l’intention), Nefret précisa :
— Nous l’avons perdu. Vous connaissez Ramsès, il file toujours bavarder avec un pilleur de tombes ou un faussaire.
— Il a toujours donné du fil à retordre, observa gaiement Donald. Saviez-vous, Miss Forth, que j’ai été autrefois le précepteur de Ramsès ? Je ne lui en ai pas appris beaucoup, ça non… C’était plutôt le contraire. Je n’ai jamais rencontré un tel bavard.
Cyrus me coula un regard interrogateur, auquel je répondis par un haussement d’épaules. Les fous, nous le savons tous, sont imprévisibles. J’ai connu certains aliénés qui se comportaient de façon tout à fait rationnelle sur tous les plans sauf un. Cyrus n’avait pas vu Donald lever les yeux au ciel d’un air extasié ni pousser de cris éperdus d’admiration. Je savais que cela le reprendrait tôt ou tard.
Je fus malgré tout déconcertée quand Donald enchaîna, sans le moindre changement de ton ni d’expression :
— D’après Miss Forth, madame Emerson, la momie que vous avez trouvée hier n’est pas celle de la princesse Tashérit. J’aurais juré l’avoir reconnue.
— Euh, fïs-je, non… monsieur Fraser, vous vous êtes trompé.
— Vous êtes certaine ? (On aurait cru qu’il demandait des nouvelles d’une connaissance commune.) Nous allons être obligés de continuer les recherches, en ce cas. Elle n’a pas pu me donner d’indications plus précises, car le terrain a beaucoup changé au cours des trois mille dernières années, mais une fois que Mrs Whitney-Jones se sera familiarisée avec la topographie…
Le feu aux joues, Enid repoussa sa chaise et se leva.
— Donald ! pour l’amour de Dieu, arrête ! On dirait que tu…
Heureusement la voix lui manqua, et sa phrase resta inachevée. J’étais certaine que ce n’était pas ainsi qu’il fallait s’y prendre pour tirer Donald de son état. Me levant à mon tour, je saisis Enid fermement par les épaules. J’étais sur le point de la secouer un peu quand elle fit de grands yeux, tout son corps se détendant.
— Oh, souffla-t-elle.
— Excusez-moi d’être en retard, dit Ramsès. J’espère que vous n’attendez pas depuis longtemps.
Dolly était avec lui, accrochée à son bras. Elle savait fort bien, j’en suis sûre, à quel point elle était ravissante, le bord de son chapeau à fleurs frôlant l’épaule de mon fils, sa petite main gantée reposant sur sa manche. Ramsès l’écarta avec, me sembla-t-il, une certaine difficulté, avant de l’asseoir dans un fauteuil.
— Où est M. Tollington ? m’enquis-je. Ramsès ! Tu n’as pas…
— Je l’ai congédié, intervint Dolly, lissant ses gants. Il a été impoli avec M. Emerson.
Je regardai Ramsès, qui était resté debout, mains dans le dos. Ses yeux baissés évitaient les miens. Il avait dû lui aussi être impoli avec M. Tollington.
— Il est temps de partir, déclara Nefret. Tante Amelia ?
— Oui, nous sommes en retard, acquiesçai-je, un peu décontenancée, car je me retrouvais avec Dolly sur les bras, aussi indisciplinée que jamais, sans chaperon, sans escorte. En conscience, je ne pouvais laisser la jeune fille toute seule après les révélations de son père.
— Miss Bellingham, repris-je, connaissez-vous notre amie ? Madame Fraser, Miss…
— Nous nous sommes déjà rencontrées, dit Enid, hochant la tête nerveusement. Bonjour, Miss Bellingham. J’espère que vous n’avez pas pris froid ?
J’eus l’étrange impression que plusieurs personnes avaient cessé de respirer. Pas Dolly, en tout cas. Avec le plus gracieux sourire, elle rétorqua :
— C’est vous qui n’aviez pas de châle, madame Fraser. Une dame de votre âge devrait être plus prudente. Il fait vraiment très frais au jardin sur le coup de minuit.
David plaqua la main contre sa bouche, se détournant.
— Tu as quelque chose de coincé dans la gorge ? lui demandai-je. Ramsès, donne-lui une petite tape dans le dos.
— Volontiers, dit Ramsès, qui s’exécuta avec une telle bonne volonté que David en chancela.
Je présentai les messieurs à Dolly. Cyrus, faisant preuve de sa présence d’esprit américaine, résolut ma difficulté.
— Allons, je vais partager une tasse de thé avec mes nouveaux amis, déclara-t-il en me lançant un regard plein de sous-entendus. Ensuite je veillerai à ce que cette demoiselle retrouve son papa. Je connais votre père, Miss Bellingham, et comme peut en témoigner Mrs Emerson, vous serez en bonnes mains avec moi.
— J’en suis sûre, dit Dolly sans enthousiasme.
Enid me prit à part.
— Eh bien ? me demanda-t-elle avec insistance. Vous l’avez vue ?
— Oui. Je dois vous parler en privé, Enid. Ce n’est ni l’heure ni l’endroit pour une longue conversation. Pouvez-vous venir chez nous demain après-midi, sans Donald ?
Enid se tordit les mains.
— Pourquoi pas ce soir ? Je n’en peux plus, Amelia.
— Je vous garantis que je maîtrise la situation, dis-je, espérant que ce fût vrai. Un conseil, Enid. Ne le mettez pas au défi, ne lui adressez pas de reproches. Restez calme, ne faites rien pour le provoquer et tout ira bien.
Elle tourna les yeux vers les enfants, qui m’attendaient près de la porte.
— Le… professeur sera-t-il là ?
— Oui, et Cyrus, ainsi que les enfants, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Ils ont beaucoup de bon sens pour leur âge. Nous tiendrons un petit conseil de guerre.
— Je suis d’accord. Merci, Amelia. Je serai là.
Une fois de retour à la maison, nous trouvâmes Emerson sous la véranda, les pieds sur un tabouret et Sekhmet sur les genoux.
— Mais qu’est-ce qui vous a retenus si longtemps ? nous dit-il. Peu importe, je ne veux pas le savoir. Ramsès, comme je me suis permis d’emprunter Risha cet après-midi, il n’aura pas besoin d’exercice. Nefret, il faut développer ces photos. David…
— Va dire à Ali que nous sommes prêts pour le thé, l’interrompis-je, avec un signe de tête à l’adresse de David.
— Je ne veux pas de thé, nom d’un chien ! lança Emerson.
— Mais si. (Je m’assis, ôtant mon chapeau.) La chambre noire est donc maintenant… inoccupée ?
Emerson posa son livre.
— Les assistants de Willoughby l’ont emportée cet après-midi. Cromer envoie quelqu’un du Caire pour se charger de l’affaire, mais il ne peut pas être ici avant demain soir.
— Remarquez, il n’y a pas péril en la demeure.
— Non. Elle se conservera sans limitation de durée.
Ramsès et Nefret ayant suivi David dans la maison, je ne me formalisai point de cette formulation inconvenante. Emerson est l’homme le plus sensible, mais il cache parfois ses sentiments sous un masque de rudesse.
— Cyrus et moi avons eu une conversation des plus intéressantes avec Mrs Jones, lui dis-je. Voulez-vous que je…
— Non, trancha Emerson. Où sont les enfants ? Où est mon thé ?
Ses questions lancées avec irritation provoquèrent de promptes réponses de la part des personnes concernées. Nous nous installâmes confortablement. Sekhmet descendit des genoux d’Emerson pour monter sur ceux de Ramsès, qui tendit aussitôt la chatte à David.
— Alors qu’avez-vous fait de tout l’après-midi ? s’enquit Nefret, se juchant sur le bras du fauteuil d’Emerson et déposant un baiser sur le sommet de son crâne.
Elle avait constaté qu’il n’était pas très en train, et ses manières affectueuses manquaient rarement de le mettre de bonne humeur.
— Enfin une question sensée, grommela-t-il. Veux-tu dire qu’il y a quelqu’un dans cette famille qui s’intéresse à l’égyptologie ?
— Nous nous y intéressons tous, l’assura David avec conviction. Je suis désolé si…
— Ne t’inquiète pas, David, l’interrompit Emerson d’une voix plus aimable. Tu es trop souvent désolé, mon garçon. Ce que j’ai fait cet après-midi – contrairement à d’autres – a été fructueux. Nous n’en avons pas terminé avec la tombe 20-A. Ah non, vraiment pas ! ajouta-t-il gaiement.
— Comment ça ? Qu’est-ce que vous voulez dire ? lui demandai-je, car je savais que la pointe était dirigée contre moi.
Emerson sortit sa pipe et sa blague à tabac.
— La tombe n’est pas exclusivement constituée de cette chambre. Elle se prolonge sur une certaine distance.
— Quoi ? m’écriai-je. Mais enfin, Emerson, comment avez-vous découvert ça ?
Emerson me décocha un coup d’œil critique.
— Vous en rajoutez, Peabody.
— Et vous, mon cher Emerson, vous faites délibérément durer le suspense. Comment saviez-vous que cette tombe se prolongeait ?
— Vous auriez dû vous en douter vous aussi, Peabody. Si vous n’aviez pas eu l’esprit tant occupé par ce corps – distraction compréhensible, je vous l’accorde –, vous auriez peut-être remarqué que les dimensions et la forme de la pièce ne correspondaient pas à celles d’une chambre funéraire. Celle-ci fait à peine un mètre quatre-vingts de large et le plafond est incliné fortement vers le bas. J’ai tout de suite soupçonné que le sol avait été artificiellement aplani, qu’à l’origine il devait plonger parallèlement au plafond, bref, que nous n’étions pas dans une chambre, mais dans la première section d’un couloir en pente.
— C’est passionnant ! s’exclama Nefret.
Emerson ne lui reprocha point d’en rajouter. Il lui adressa un sourire affectueux et lui tapota la main. Puis il jeta un regard interrogateur à Ramsès.
Ramsès n’avait pas poussé la moindre exclamation, pas manifesté la moindre surprise. Quelques années plus tôt, il aurait prétendu, honnêtement ou pas, avoir relevé les mêmes indices.
— Bravo, Papa, se borna-t-il à dire.
— Hier, j’ai déblayé suffisamment de gravats pour prouver la justesse de ma théorie, reprit Emerson d’une voix satisfaite. Je ne saurais dire jusqu’où va le couloir, mais de toute évidence la tombe est plus vaste que nous ne le pensions.
— Une tombe royale, s’exclama Nefret, l’œil brillant.
— Hypothèse sans fondement, déclara Ramsès, caressant sa moustache de son index. Plusieurs tombes de particuliers sont dotées de couloirs et de chambres multiples. On ne peut guère espérer découvrir une autre tombe aussi riche que celle de Tétishéri. Deux découvertes pareilles…
— Oh, quel rabat-joie ! lui lança Nefret, exaspérée. Rien ne te fait-il donc vibrer ? Et cesse de jouer avec cette moustache idiote !
David et moi parlâmes en même temps.
— Allons, les enfants, dis-je.
— Quelqu’un veut-il une autre tasse de thé ? s’enquit David, tentant piteusement de changer de sujet.
La voix de stentor d’Emerson couvrit les nôtres.
— Ne perdons pas notre temps à spéculer. Nous aviserons demain.
Sans que personne ne s’en rende compte, pas même Ramsès, Sekhmet s’était glissé de nouveau sur ses genoux. Mon fils s’empara de la pauvre bête et, insensible à ses protestations plaintives, la rendit à David.
— Si vous n’avez pas besoin de moi demain, Père, je vais continuer mon travail de copie. M. Carter m’a donné la permission de travailler à Deir el-Bahari.
— Ne fais pas la tête, Ramsès, lui dit Nefret en lui souriant. Je suis désolée de m’être emportée au sujet de ta moustache.
— Je ne fais jamais la tête, repartit Ramsès. Père ?
— Oui, bien sûr, mon garçon. À ta guise.
Il fut décidé d’écourter la soirée. Ramsès et David retournèrent à la dahabieh. Nefret déclara qu’elle avait un tas de choses à faire – se laver les cheveux, rattraper son retard en lecture, raccommoder ses bas. Comme elle n’aimait pas plus que moi la couture et que ses bas étaient toujours lamentablement troués, je la félicitai de son zèle. Là-dessus je lui souhaitai bonne nuit avec d’autant plus d’empressement que je tenais à avoir une longue conversation en tête-à-tête avec Emerson.
Mon époux tenait autant que moi à parler de sujets qu’il avait jusque-là refusé, avec force jurons, d’aborder. J’en fus agréablement surprise.
— Je vous en prie, évitez d’en faire des gorges chaudes, Peabody, annonça-t-il une fois que nous fûmes à l’aise dans notre chambre. Parce que je ne le supporterai pas, vous m’entendez ?
— Bien sûr que non, mon chéri. Qu’est-ce qui vous a amené à changer d’avis ?
— Rien en particulier, mais tout un faisceau de faits concomitants. Les révélations de Bellingham aujourd’hui ont été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, avoua Emerson en fronçant les sourcils. On nous a manipulés pour nous forcer à découvrir cette tombe et son contenu macabre. Le salaud est allé jusqu’à nous indiquer l’endroit exact, le diable l’emporte ! C’est sans doute lui qui a agressé la donzelle dans le jardin de l’Ezbekeya. Car je refuse catégoriquement, Peabody, d’envisager l’existence de deux gredins quand un seul peut faire l’affaire. C’est lui qui a envoyé un message au Colonel. Et c’est pourquoi ce dernier était là pour nous voir transporter le corps.
— Voilà qui est bien raisonné, Emerson.
— Mais ça nous avance à quoi ? explosa Emerson. Il y a trop de questions sans réponse. Pourquoi cet individu continue-t-il à en vouloir tellement à Bellingham ? Pourquoi n’a-t-il pas enterré le corps dans le désert et ne l’y a-t-il pas laissé ? Pourquoi nous a-t-il choisis pour sa machination ? Et ne prononcez pas le mot de « fou », Peabody. Cet individu n’a pas l’esprit dérangé. Impossible. Il a de la méthode et de la suite dans les idées.
— Entièrement d’accord avec vous, Emerson. Reste à découvrir son mobile.
— Reste à découvrir ? (Emerson se retourna en riant et me prit dans ses bras.) L’une des choses que j’apprécie chez vous, Peabody, c’est votre façon d’aller droit au but. Cela ne sera pas aussi facile que vous le pensez, mais finalement il va falloir s’occuper de cette affaire, bon sang ! Je le sens ! Je refuse de servir d’instrument à un assassin. Toutefois, laissons les enfants en dehors de ça. Surtout Nefret.
— Nous pouvons toujours essayer, dis-je, sceptique.
— Oh, voyons, Peabody, cela ne devrait pas être tellement difficile. Ils ont leur travail. Si vous vous abstenez d’évoquer vos théories farfelues devant eux, ils oublieront très vite toute cette affaire Bellingham.
Extrait du Manuscrit H :
David avait l’impression de discuter depuis des heures, en vain. Il fit une dernière tentative.
— C’est une très mauvaise idée, Ramsès. J’aimerais que tu y renonces.
Ramsès continuait de rassembler les affaires dont il avait besoin. Il en fit un ballot bien ficelé et jeta un coup d’œil vers la fenêtre. Les premières étoiles du soir brillaient dans le ciel qui s’assombrissait.
— As-tu entendu quelque chose ?
— « Rien que le vent de la nuit soufflant à travers les branchages. » (David venait d’étudier la poésie lyrique anglaise.) Essaies-tu de détourner la conversation ? Change plutôt d’avis, je t’en prie !
Ramsès fouilla dans un tiroir et en sortit une boîte de cigarettes.
— Si tante Amelia découvre ça, soupira David, elle va…
Il s’interrompit, acceptant une cigarette. Ramsès alluma les deux cigarettes.
— Ma mère ne sera de toute façon pas contente, dit-il, plaçant les mains en coupe autour de la cigarette, à la manière arabe. David, je ne te demande pas de venir avec moi, ni de mentir si elle te pose une question directe. Mais ne cours pas à la maison ventre à terre pour aller soulager ta conscience.
— M’en crois-tu capable ? Je ne veux pas qu’il t’arrive quoi que ce soit, mon frère, ajouta-t-il en arabe. L’homme est armé d’un couteau. Il t’a déjà blessé.
— Il m’avait pris par surprise, répliqua sèchement Ramsès.
David s’assit sur le bord du lit.
— Personne ne se bat mieux au couteau que toi, mais s’il attaque, le combat sera inégal. Ce sera par derrière et dans le noir. Pourquoi prendre de tels risques pour une femme en danger ? Est-ce que tu l’aimes ?
— Est-ce que tu… ? répéta une voix à la fenêtre.
Ramsès la tenait à la gorge avant qu’elle n’ait pu achever la phrase. Elle était parfaitement immobile, souriant devant le visage horrifié de Ramsès.
— Bravo, mon cher. Tu n’as décidément pas perdu ton temps cet été.
Ramsès relâcha ses mains, doigt après doigt.
— T’ai-je fait mal ?
Nefret se mit à rire.
— Tu ne m’as pas entendue avant que je ne parle, répondit-elle avec satisfaction. Tu aurais dû apprendre aussi à exercer ton oreille. Vraiment, Ramsès ! Se battre au couteau ! Et fumer ! Que va dire tante Amelia ?
Elle portait un pantalon et une chemise de flanelle. Ses cheveux resplendissants, à peine retenus par un foulard, lui tombaient dans le dos.
— Tu vas le lui dire ? questionna Ramsès nerveusement.
— Ce n’est pas mon genre ! Je peux avoir une cigarette ?
David se mit à rire. Il passa le bras autour de Nefret.
— Donne-lui-en une. Par Sitt Miriam et tous les saints, quelle femme extraordinaire !
— Tous pour un et un pour tous, dit Nefret en le serrant à son tour dans ses bras. Sauf que vous essayez toujours de tricher. Allons, donne-moi une cigarette et nous allons tenir un conseil de guerre, comme autrefois.
Sans un mot, Ramsès lui tendit la boîte. Elle prit une cigarette et leva les yeux vers lui, attendant qu’il l’allume.
— Pourquoi es-tu si pâle, Ramsès ? Je t’ai fait peur, mon pauvre ami ?
— Il y a plusieurs façons d’accueillir un visiteur importun. C’est pur hasard si j’ai choisi la méthode la plus inoffensive. Pour l’amour de Dieu, Nefret, promets-moi de ne pas refaire ça.
— À toi, en tout cas.
Elle lui prit la main et guida l’allumette vers le bout de sa cigarette.
— Comment as-tu échappé à tante Amelia ? demanda David.
Nefret souffla un gros nuage de fumée.
— C’est infect, observa-t-elle, mais on doit s’y habituer. Comment me suis-je échappée ? Je n’ai pas raconté de mensonge. J’ai reprisé deux bas et je me suis lavé les cheveux, comme je l’avais dit. Puis je suis sortie par ma fenêtre et j’ai sellé l’un des chevaux loués par le professeur. Il faut que je le ramène sans tarder, alors parle. Es-tu amoureux de cette petite oie, Ramsès ?
— Non.
— Je me doutais bien que non, mais je suis soulagée de l’entendre, approuva Nefret en hochant la tête. Je comprends tes raisons. Elles te font sans doute honneur, mais je ne crois pas que tu puisses suivre ton idée bien longtemps, même avec mon aide et celle de David.
— Cela ne devrait pas prendre très longtemps. Un jour ou deux, tout au plus.
— C’est ce que je pensais. Tu ne veux pas te contenter de la protéger… Tu veux le débusquer pour pouvoir l’affronter.
Ramsès se mordit la lèvre, ravalant une réplique irritée. Elle ne pouvait pas l’avoir entendu dire cela. Il ne l’avait même pas avoué à David. Parfois elle semblait lire dans ses pensées.
Parfois seulement, se dit-il avec espoir.
— C’est la solution qui tombe sous le sens, insista-t-il. Comme tu le dis, je ne peux pas filer Dolly dans Louxor indéfiniment, et cet individu est dangereux, imprévisible… Il peut ensuite essayer de s’en prendre à nous, surtout si Mère intervient à sa façon…
Il n’eut pas besoin d’en dire plus. David prit un air grave et Nefret, qui ne souriait plus, hocha la tête.
— Elle a décidément le chic pour mener la vie dure aux meurtriers, notre chère mère ! Bref, ton intention, c’est d’utiliser Miss Dolly comme appât. Tu n’as pas froid aux yeux, Ramsès !
Elle lui adressa un sourire admiratif. Ramsès se dit qu’il ne comprendrait jamais rien aux femmes.
Mais il eut quelque difficulté à la dissuader de les accompagner. Elle consentit à regagner la maison seulement quand il lui eut promis de la tenir au courant et… remis le reste des cigarettes. Il l’aida à monter en selle, puis la regarda s’enfoncer dans l’obscurité.
— Si tu dois y aller, partons tout de suite, dit David, à ses côtés.
— Oh, oui, bien sûr.
Une fois qu’ils furent en route, David reprit doucement :
— Je ne connais pas de femme pareille. Elle a le cœur d’un homme.
— Mieux vaudrait qu’elle ne t’entende pas dire ça.
David se mit à rire.
— Et mieux vaudrait pour toi qu’elle n’apprenne pas la chose. Que ferait-elle ? Je préfère ne pas y penser…
— Quoi donc ? Oh, le défi de Tollington. Ce n’étaient que les forfanteries d’un gosse.
— Cela lui servirait de leçon si tu acceptais, dit David avec une certaine délectation.
— Les pistolets à quarante pas ? (Ramsès émit le petit bruit qui passait chez lui pour un ricanement – son que bien peu connaissaient en dehors de David.) Cela ne se fait plus, même dans le Vieux Dominion. C’est bien ainsi qu’on appelle la Virginie ? Je n’arrive jamais à me souvenir de ces États américains. Il essayait tout bonnement d’impressionner Dolly.
— Et elle s’est laissé impressionner ?
— Oh oui. Elle ne demande pas mieux que de voir deux hommes se battre pour elle. C’est une petite garce, ajouta Ramsès judicieusement. Elle ressemble à une chatte ronronnante. Douce, immorale et cruelle.
Au petit déjeuner le lendemain matin, Nefret retroussa une jambe de pantalon jusqu’au genou pour nous montrer fièrement un bas reprisé en deux endroits. Les reprises étaient grossières. Je m’abstins de tout commentaire. Par ailleurs, d’aucuns auraient jugé inconvenant d’exhiber un membre inférieur, même voilé d’un bas, à trois représentants de la gent masculine, mais je me gardai également de le souligner. Personne ne parut particulièrement intéressé, sauf Emerson, qui dit d’un ton approbateur :
— Très bien fait, ma chérie.
J’y allai de mon compliment, lui conseillant de mettre ses bottes, ce qu’elle fit. Ramsès annonça qu’il allait jeter un coup d’œil à la tombe avant d’entamer son propre travail. Le soleil venait de se lever au-dessus des falaises de la rive est lorsque nous partîmes. L’air était frais ; la pénombre régnait encore.
Une douzaine de nos hommes étaient déjà là avant nous, en train d’enlever les rochers qu’Emerson avait roulés contre la porte pour la maintenir en place.
— Apparemment rien n’a été touché, déclara Abdullah.
Emerson hocha la tête.
— Même nos ambitieux voisins de Gourna auraient besoin d’un certain temps pour dégager le couloir. Si nous trouvons quoi que ce soit d’intéressant aujourd’hui ou demain, nous prendrons des précautions supplémentaires.
Nous descendîmes les marches à sa suite. Abdullah avait une mine beaucoup plus enjouée. Explorer une tombe inconnue, voilà quelle était sa conception de l’archéologie. Point de vue partagé par la plupart de archéologues, dont moi-même, je le confesse.
La force et l’énergie d’Emerson sont surhumaines, mais même lui n’avait pu retirer qu’une faible quantité de gravats. Cela suffit toutefois à prouver qu’il avait raison. Une partie étroite du sol d’origine en pierre était maintenant visible au-delà du seuil, et celui-ci était en effet incliné vers le bas parallèlement au plafond. C’était à peu près tout ce qu’on voyait. Le fond de ce réduit était plongé dans l’obscurité, là où le plafond rejoignait les gravats jonchant le sol.
Chandelle à la main, tête baissée, Ramsès passa furtivement devant moi.
— Mmm, fit-il.
Attendu que le commentaire n’était guère explicite, je remontai les marches. Abdullah m’avait précédée. Il n’avait eu besoin que d’un rapide coup d’œil, et avait déjà donné ses instructions aux hommes.
— Qu’en pensez-vous, Abdullah ? lui demandai-je.
— Mmm, répondit Abdullah.
Je crus comprendre pourquoi il était si bourru avec moi. Cela n’avait aucun rapport avec la difficulté éventuelle de la tâche nous attendant. Non, c’était l’étrange momie que nous avions trouvée qui le préoccupait. Devais-je lui faire part de ce que nous avions découvert ? Mais il devait connaître au moins une partie de la vérité – d’une façon ou d’une autre. C’était stupide et méchant de ne pas le mettre entièrement dans la confidence.
— Vous ne connaissiez pas l’existence de cette tombe, déclarai-je.
— Si je l’avais connue, je vous en aurais parlé, Sitt.
— Na’am, bien sûr. Mais quelqu’un la connaissait, Abdullah. La malheureuse dont nous avons trouvé le corps hier a été déposée là il y a peu de temps.
— Au cours d’une des trois dernières saisons.
— Pourquoi cela ? le questionnai-je respectueusement.
Le visage sévère du vieil homme se détendit. Naguère encore nous étions complices, Abdullah et moi. Aucun homme n’avait été aussi serviable avec moi. Mon mutisme, mon refus de lui demander son avis, l’avaient vexé.
— Il y a eu de l’eau dans cette tombe, expliqua-t-il. Celle-ci a laissé une marque le long du mur. Les dernières grandes pluies remontent à trois ans. Or ni le linceul ni la pierraille sur le sol n’ont été mouillés.
— Je n’avais pas remarqué cela, admis-je. Vous avez le don d’observation et faites preuve de sagacité, Abdullah. Pourriez-vous interroger les habitants de Gourna pour savoir si l’un d’eux connaissait l’existence de cette tombe ?
— Vous croyez que c’est un habitant de Gourna qui a tué la dame et l’a déposée là ?
Abdullah avait un certain nombre d’amis et de connaissances dans le village. Il condamnait, tout en la comprenant, la pratique bien ancrée du pillage des tombes. Un meurtre, c’était autre chose – un péché contre Dieu ainsi qu’un crime. Lequel attirerait la colère des autorités sur des hommes préférant éviter se faire remarquer.
— J’en doute, dis-je sincèrement. L’assassin est très probablement étranger. Mais les habitants de Gourna connaissent ces falaises comme leur poche. Un étranger n’aurait pu trouver cet endroit sans aide. Cette aide a pu être apportée en toute innocence, Abdullah.
— Aywa. (Visiblement soulagé, Abdullah hocha la tête.) Je me renseignerai, Sitt. Dois-je faire part de ce que j’apprendrai à vous seule ? Dois-je éviter d’en parler au Maître des Imprécations ?
Je lui souris.
— Mieux vaudrait ne pas lui en parler, Abdullah. Mais bien sûr vous ne devrez pas lui mentir s’il vous pose une question directe.
— Impossible de mentir au Maître des Imprécations, énonça Abdullah comme s’il eût fait une citation. (Sa paupière gauche tressaillit, et je compris que le cher vieil homme tentait de faire un clin d’œil.) Mais j’essaierai, Sitt Hakim.
Je lui fis un clin d’œil à mon tour.
Ramsès nous quitta peu de temps après, et le travail débuta pour de bon. Je regrettai de ne pas avoir, comme Ramsès, une excuse pour m’absenter, car ce travail de force était lent et très fastidieux. Il s’agissait de remplir des paniers de pierres, de les remonter et de les vider sur un tas à quelques mètres de l’entrée. Je dus me contenter de regarder. Les gravats que remontaient les hommes étaient sans intérêt, ne contenant pas le moindre tesson de poterie, pas le moindre fragment d’os.
Cependant, un esprit actif tel que le mien ne risque pas de s’ennuyer. Comme il ne pouvait s’occuper d’archéologie, il se remit à réfléchir au crime. Ce fou de Scudder avait dû dégager cette partie du couloir, puis l’aplanir pour constituer une sorte de plate-forme sur laquelle déposer le corps. Pourquoi s’était-il donné tant de mal ? L’homme était sans doute fou, mais ainsi que Emerson l’avait observé, il y a de la méthode dans la folie. Et comment avait-il découvert une tombe jusque-là inconnue ?
Je me félicitai d’avoir eu l’idée de consulter Abdullah. Cela donne raison aux Écritures : on tire soi-même profit de sa sollicitude envers les autres. J’avais fait plaisir à mon vieil ami, et cela avait servi mes intérêts – ou plus exactement avait servi la cause de la justice, car il est du devoir de tous les citoyens de chercher à élucider un crime. Même Emerson avait été forcé d’admettre que nous devions nous occuper de celui-ci.
Le mieux était de procéder comme nous en avions l’intention, moi et Abdullah. L’homme que nous recherchions avait dû passer du temps à Louxor. Il ne pouvait pas avoir découvert la tombe sans la coopération passive d’au moins un ou plusieurs habitants de Gourna. Il devait être connu d’eux, non sous le nom de Dutton Scudder mais sous une autre identité, celle qu’il avait prise après avoir enlevé et tué Mrs Bellingham. Une fois que les autorités auraient appris les faits récents, elles se remettraient à la poursuite de Scudder, mais elles ne tireraient rien des hommes de Gourna, lesquels n’avaient pas l’habitude de coopérer avec la police.
Mes lèvres esquissèrent un tendre sourire lorsque je repensai aux efforts d’Abdullah s’essayant au clin d’œil. Nous nous retrouvions conspirateurs, lui et moi. Comment ne m’étais-je pas rendu compte à quel point il aimait ce rôle ? Il n’y avait aucune raison de lui gâcher son innocent plaisir en lui disant qu’Emerson savait tout sur la question.
À une heure et demie je sortis Emerson de sa tombe, l’assis sur un rocher, et lui tendis une tasse de thé froid.
— Il est temps d’arrêter, Emerson. Les hommes triment depuis sept heures du matin, et n’ont pris qu’une brève pause à midi.
— La pierraille après l’entrée est aussi dure que du ciment à cause des inondations répétées. Il va falloir que nous utilisions des pioches et…
— Emerson !
Ce dernier sursauta.
— Inutile de crier, Peabody. Je vous entends très bien. L’angle de la descente paraît être le même. Il faudra…
— Je retourne à la maison, Emerson.
Emerson me dévisagea sans comprendre.
— Pourquoi ?
— Buvez votre thé, Emerson. (Je lui pris la main et portai la tasse à ses lèvres.) Autant que Nefret et David reviennent avec moi. Vous n’avez nul besoin de photos de murs nus et, comme vous n’avancez pas rapidement, le plan que David doit dessiner de la tombe peut attendre.
— Vous vous ennuyez, Peabody ?
— Oui, mon chéri. Beaucoup.
Emerson fronça les sourcils, non parce qu’il était contrarié mais perplexe.
J’ai expliqué que la plupart des archéologues aspirent à trouver des trésors et des objets. Emerson est l’une des rares exceptions. Il ne voit aucun inconvénient à découvrir une tombe comme celle de Tétishéri, mais sa passion, ce sont les fouilles en elles-mêmes. Il était réellement enthousiasmé par son ennuyeux tunnel bourré de pierraille aussi dure que du ciment. En voyant ses mains égratignées, je compris qu’il avait manié la pioche avec ses hommes.
— Eh bien, ma chérie, à votre guise, dit-il distraitement en se levant.
— Cessez de travailler, je vous en prie, Emerson. Il fait chaud et c’est plein de poussière là-dedans. On doit avoir du mal à respirer.
— Oui, oui, Peabody. (Il avait déjà dévalé la moitié de l’escalier.) Je vous rejoins à la maison dans peu de temps. Je désire seulement voir…
Je ne voulus plus rien entendre.
En temps normal, je n’aurais jamais abandonné mon cher époux têtu, mais, comme j’attendais Enid à quatre heures, il était nécessaire de partir tout de suite. J’exposai la situation à Nefret et David alors que nous traversions le djebel pour retourner à la maison.
— Voulez-vous que nous soyons là ? demanda David.
— Inutile d’être présents si vous n’y tenez pas, mais pourquoi ne prendriez-vous pas part à la discussion ? Ainsi que Ramsès, s’il a la courtoisie d’être à l’heure pour le thé. Vous aurez peut-être des suggestions intéressantes.
— Merci de nous faire confiance, tante Amelia, dit David sérieusement.
Nefret, qui trouvait tout naturel d’être autorisée à participer, se borna à hocher la tête.
J’eus le temps de prendre un bain et de me changer avant l’arrivée d’Enid. Elle était venue à cheval, et avait l’air d’aller nettement mieux que la veille. Certes, je trouve que monter en amazone est à la fois incommode et dangereux, mais je dois avouer que le costume est fort seyant chez une dame bien faite et d’allure élégante. Enid montait très bien à cheval. Sa tenue vert foncé lui allait à merveille. L’air frais et l’exercice lui avaient donné des couleurs.
Son domestique était une vieille connaissance, comme la plupart des guides, et portait le prénom de Mohammed. (C’était le cas d’au moins la moitié d’entre eux.) J’envoyai ce dernier mener les chevaux à l’écurie. Je fis asseoir Enid sous la véranda. Cyrus arriva le premier. Il finissait à peine de nous saluer quand David et Nefret se joignirent à nous.
— Bien. Maintenant, déclarai-je, passons aux choses sérieuses. Cyrus, autant commencer par raconter à Enid et aux enfants notre entretien avec Mrs Jones.
— Ne devrions-nous pas attendre Ramsès ? demanda Enid. Ainsi que le professeur ?
— Les suggestions d’Emerson risquent de n’être guère utiles, répondis-je. Il est trop… euh… direct pour saisir les complexités de l’affaire. Quant à Ramsès, il est parti pour Deir el-Bahari ce matin, et doit avoir perdu toute notion du temps, comme d’habitude. Non, nous ne les attendons pas. Allez-y, Cyrus.
Cyrus s’éclaircit la voix. Avant qu’il ne puisse prononcer le premier mot, Enid, qui regardait le chemin traversant le désert, s’écria :
— Le voici ! Il arrive !
C’était Ramsès, monté sur Risha. Il avait l’air particulièrement soigné. Il avait dû prendre le temps de se rafraîchir, car on ne paraît pas à son avantage après être resté toute la journée juché sur une échelle contre un mur de temple en plein soleil. Après avoir mis pied à terre sans le panache dont il était coutumier, il tendit les rênes au garçon d’écurie et nous rejoignit sous la véranda.
— Coupons court aux politesses cette fois-ci, Ramsès, dis-je avant qu’il n’entamât sa litanie de « bonjour ». M. Vandergelt était sur le point d’ouvrir la séance.
Mais Enid lui avait tendu la main, et la courtoisie exigeait qu’il la prît. Il la serrait encore – ou bien était-ce le contraire ? – lorsque je fis signe à Cyrus de commencer.
Son vocabulaire américain pittoresque donnait à son récit un charme original, mais il fut aussi succinct et précis que j’aurais pu l’être moi-même. Néanmoins, Enid manifesta une impatience croissante, et quand Cyrus expliqua que Mrs Jones proposait de nous aider à ramener Donald à la raison, elle éclata :
— Mensonges ! C’est elle qui l’a attiré dans ses filets. Une araignée rend-elle la liberté à la mouche qu’elle a capturée dans sa toile ?
— Pourtant j’ai l’impression que vous l’avez crue, vous, monsieur Vandergelt, intervint Nefret, serrant ses genoux relevés. Pourquoi ?
Ramsès le devança.
— Elle y avait sans doute intérêt. Elle a peut-être eu des ennuis avec la justice, mais si elle est aussi maligne qu’elle en a l’air, elle a probablement réussi à éviter une accusation grave. Au cas où M. Fraser viendrait à souffrir beaucoup sur le plan physique ou mental, elle risquerait de se faire arrêter. Ou, tout simplement, une mauvaise publicité nuirait à sa carrière.
— C’est exactement ce que j’allais dire, mon jeune ami, repartit Cyrus en jetant à Ramsès un regard noir. Maintenant, écoutez-moi tous. Je suis un homme pratique et ce qu’il nous faut, c’est une solution pratique, pas tout un fatras de théories fantaisistes. Nous pourrions peut-être trouver de quoi faire arrêter Mrs Jones. Mais cela ne servirait guère à M. Fraser. Quel est le plus important ? L’aider à retrouver son équilibre mental ou mettre la dame sous les verrous ?
Enid se raidit.
— Je comprends mal ce que vous voulez dire, monsieur Vandergelt. Je veux que cette femme soit punie pour ce qu’elle a fait ! Tout ce qui arrive est sa faute. Donald n’aurait jamais cru à ces sornettes si elle ne lui avait empoisonné l’esprit.
Cyrus n’était pas du genre à contredire une dame, mais je vis sa bouche se crisper.
— M’est avis que c’est à vous de décider, madame Fraser, dit-il sur un ton apaisant.
La main d’Enid se posa sur la boule de fourrure qui s’était glissée sur ses genoux. La jeune femme s’aperçut seulement de la présence de Sekhmet quand celle-ci se mit à ronronner. Elle continua de caresser la chatte, souriant faiblement…
— Peut-être, monsieur Vandergelt, répondit-elle d’une voix plus calme et courtoise. Mais puisque je vous ai consulté – que je vous ai tous consultés – (elle regarda tous les visages attentifs), et que vous avez eu la bonté de me consacrer du temps, il est normal que j’écoute au moins vos conseils. Que proposez-vous ?
Tout le monde avait une suggestion, à l’exception de David, qui garda un silence modeste selon son habitude.
— Forcer Mrs Jones à tout avouer à M. Fraser, proposa Nefret.
— En présence de nous tous, ajoutai-je. Nos arguments rationnels combinés lui remettront sûrement les idées en place.
Ramsès fit une moue, secouant la tête.
— Il serait sûrement vain, voire dangereux, de s’attaquer directement à M. Fraser. Même Père, je le crains, ne parviendrait pas à le convaincre de son erreur.
Enid parut sur le point d’élever une objection, mais ne souffla mot. Ramsès poursuivit de son ton le plus docte.
— Si votre jugement sur cette dame est juste, monsieur Vandergelt – ce dont je n’ai aucune raison de douter –, la clef du problème se trouve de ce côté-là. C’est maintenant la seule personne qu’il écoutera. Elle excelle à inventer des histoires invraisemblables. Elle devrait être en mesure de trouver une histoire propre à faire oublier celle du moment. Vous serait-il possible, monsieur, d’envisager quelques possibilités avec Mrs Jones ?
Le visage ridé de Cyrus arbora un grand sourire.
— Voilà une idée futée, mon jeune ami. Cela me paraît en effet possible.
Le temps passait, et je ne voulais pas que mon cher Emerson trouve là Enid. Sur le ton dont se servent les maîtresses de maison pour faire comprendre à leurs invités qu’il est temps de partir, je m’adressai à Enid :
— En attendant, Enid, soyez polie avec Mrs Jones et traitez Donald avec davantage de compréhension. Je sais que ce ne sera pas facile, mais faites un effort, ma chère. Surtout, ne mettez pas en doute les convictions de votre mari. Ramsès a raison : on ne peut plus le raisonner à présent ni l’aider de cette façon-là.
Enid comprit. Se levant, elle me tendit Sekhmet et dit en souriant :
— Vous avez raison comme toujours, Amelia. Je vais faire de mon mieux. Merci à vous tous.
— Je vais accompagner Mrs Fraser jusqu’au bac, Mère, dit Ramsès en se levant. De toute façon, je retourne à la dahabieh. Je veux revoir les corrections que j’ai faites cet après-midi pendant qu’elles sont encore toutes fraîches dans mon esprit. Je ne reviendrai donc pas pour le dîner.
Après leur départ, Cyrus sortit un cigare et demanda la permission de fumer. Puis il se cala dans son fauteuil et croisa les jambes.
— Votre fils devient aussi malin et rusé que vous, madame Amelia, déclara-t-il avec un sourire qui transformèrent ses paroles en compliment. Je me serais senti obligé d’accompagner moi-même la dame s’il ne l’avait proposé, et il a compris que nous voulions parler ensemble.
Je doutai in petto que c’eût été la véritable raison de l’attitude si courtoise de Ramsès. J’ignorais quelle avait pu être sa vraie motivation, mais Nefret fronçait les sourcils et David avait un air encore plus coupable que d’habitude.
— Qu’avez-vous pensé du comportement d’Enid ? demandai-je.
— Sans doute la même chose que vous. Cette dame a protesté avec trop de véhémence. Pourquoi ?
En fait je commençais à m’en douter, mais même si j’en avais eu la certitude, le sujet n’était pas de ceux que je pouvais décemment aborder avec Cyrus.
— Les femmes sont des êtres trop consciencieux. Elles ont été habituées – pas moi, bien entendu – à endosser la responsabilité des problèmes du couple.
— Eh bien, je vous laisse vous occuper de Mrs Fraser, dit Cyrus en éteignant son cigare. Si quelqu’un peut convaincre une dame qu’elle n’est pas répréhensible, c’est bien vous. Mais le jeune Ramsès a raison. C’est Mrs Jones qui a le plus de chances de trouver une solution. Je crois que je vais m’offrir le plaisir d’un entretien avec cette dame.
— Comment allez-vous vous y prendre ?
— Eh bien, j’irai tout simplement à Louxor ce soir et je la prierai de dîner avec moi, répondit simplement Cyrus. Inutile de me cacher de Fraser. Quel mal à ce qu’un célibataire bien élevé invite à dîner une veuve dans un endroit public ?
— Très astucieux, Cyrus. Vous êtes vraiment fort aimable de consacrer tout ce temps à cette affaire.
— Je vous en prie. (Cyrus se leva et prit son chapeau.) Je vous tiendrai au courant. Vous n’avez pas oublié ma petite soirée demain, j’espère ?
Je l’avais oubliée, bien que l’invitation de Cyrus eût été parmi les missives nous attendant à notre arrivée. Les étrangers en Égypte observaient le dimanche comme jour de repos et de pratique religieuse, mais la règle n’était pas observée de manière aussi stricte que dans ma jeunesse. Les invitations respectables n’avaient rien de répréhensible, et celles de Cyrus étaient toujours respectables. Je l’assurai que nous serions là. Emerson tempêterait, bien sûr, mais j’étais certaine de parvenir à le convaincre.
Emerson ne fit son apparition qu’après le thé. Je poussai une exclamation consternée.
— Ciel, mon chéri, comme vous êtes sale !
— Plus nous nous enfonçons, plus il fait chaud et plus c’est sale, répondit joyeusement Emerson.
— Vous avez trouvé des objets ?
— Quelques bouts de momies et de linceuls. (Il commença de déboutonner sa chemise, tout en se dirigeant vers la maison.) Je vous rejoins dans un instant, mes chéris. Pas de thé, Peabody, je boirai avec vous un whisky-soda dès que j’aurai pris un bain.
Il était tellement surexcité par son ennuyeuse tombe qu’il ne voulut parler de rien d’autre pendant un moment.
— Le couloir n’est pas entièrement obstrué sur toute la longueur. Selim a pu franchir les gravats en rampant. Sur dix mètres seulement, et le couloir se poursuit…
Il ne remarqua l’absence de Ramsès que lorsqu’il eut achevé. En réponse à sa question, je répondis que notre fils avait l’intention de passer la soirée à travailler sur ses textes. Emerson hocha la tête.
— C’est une décision sage de sa part de rester à bord de la dahabieh. Il risque moins d’être dérangé. La tâche qu’il a entreprise est d’un intérêt considérable, et je suis heureux de le voir prendre son travail tant au sérieux. Je vous avais bien dit qu’il s’assagirait, Peabody.
— Ah bon ?
Emerson esquissa un sourire nostalgique.
— Certes, il y a eu des moments où je n’y croyais plus. Vous rappelez-vous la nuit où il a volé le lion ? Et la fois à Londres où il s’est déguisé en mendiant et a mordu l’agent de police qui lui ordonnait de circuler.
— Je préfère ne pas m’en souvenir, Emerson.
— Il vous en a fait voir de toutes les couleurs, ma chérie, reprit Emerson affectueusement. Mais vous pouvez être fière des résultats de vos efforts inlassables. C’est devenu un jeune homme sérieux et responsable. De plus, c’est un égyptologue distingué.
David se leva d’un bond.
— Excusez-moi. J’ai promis à Ramsès de venir…
— Non, non, mon garçon, dit Emerson, gentiment mais fermement. Ramsès avancera plus vite s’il reste seul. Je veux que tu aides Nefret à développer ces fameuses plaques ce soir.
— Oui, professeur.
David jeta un coup d’œil à Nefret. Elle se pencha en avant, les yeux étincelants.
— Racontez-moi l’histoire du lion.
On dit que le passage du temps guérit toutes les blessures et rend supportables les souvenirs pénibles. Cela s’appliqua en l’occurrence à mes souvenirs touchant l’enfance de Ramsès. Nefret connaissait plusieurs de ses aventures, mais pas toutes. Les histoires d’Emerson, qu’il racontait avec beaucoup de verve, la firent rire durant tout le dîner. Certaines me parurent maintenant assez drôles, ce qui n’avait vraiment pas été le cas à l’époque.
Les enfants se rendirent à la chambre noire. Nous nous installâmes au salon. Emerson sortit sa pipe.
— À présent nous pouvons parler librement, dis-je.
— De quoi ?
— Oh, Emerson, que vous êtes agaçant ! Vous avez bien dit hier soir qu’il était de notre devoir d’enquêter sur la mort de Mrs Bellingham.
— Et vous, répliqua Emerson en me décochant un regard sévère, vous m’aviez promis de tenir les enfants à l’écart de tout cela. Or Enid est bien venue aujourd’hui ? Qu’est-ce que ça signifie ?
— C’est une affaire complètement différente.
— Vraiment ?
Emerson gratta une allumette.
Apparemment ce n’est pas facile de se servir d’une pipe. Il faut toujours du temps à mon époux pour allumer la sienne. Le temps qu’il mit pour allumer celle-ci me permit de saisir les implications de sa question énigmatique. Ma réponse était au point.
— Vous y avez donc pensé ?
— Je soutiendrais, repartit Emerson, soufflant une bouffée, que vous venez d’y penser si je ne connaissais pas la fertilité de votre imagination. C’est une idée tirée par les cheveux, Peabody.
— Une fois éliminées les hypothèses probables, ce qui reste, même si cela paraît impossible…
— Oui, je sais, coupa Emerson avec impatience. Mais c’est vraiment impossible. Mrs Jones n’a forcément rien à voir avec la momification et le déplacement du corps de Mrs Bellingham. C’est la première fois qu’elle met les pieds en Égypte.
— Nous n’avons que sa parole.
— La communauté européenne, surtout ici à Louxor, est réduite et les liens y sont étroits. Quelqu’un se souviendrait de l’avoir rencontrée.
— Je n’ai pas suffisamment approfondi cet aspect de la question, dis-je pensivement. Je vais m’y employer. La plupart des membres de cette communauté se retrouveront à la soirée de Cyrus demain soir.
Emerson se plaignit moins que d’habitude d’avoir à assister à cette soirée. Il reconnut la nécessité d’une enquête, et convint que l’occasion était idéale.
— Mais c’est seulement par acquit de conscience, dit-il. Prenez les autres difficultés. Apprêter le corps et le déposer dans la tombe demandaient des connaissances spécialisées. D’autre part elle ne pouvait pas prévoir cinq ans à l’avance qu’elle aurait besoin d’une momie aujourd’hui.
— Ne soyez pas aussi tatillon et pédant, nom d’un chien, Emerson ! Je ne crois pas un seul instant que Mrs Jones soit pour quoi que ce soit dans la mort de Mrs Bellingham. La découverte du corps, c’est une autre paire de manches. Supposons…
— Allez-y, dit Emerson gravement. Les suppositions sont la base de l’enquête criminelle.
— Échafaudons des théories, alors. Cela fait quelque temps que Mrs Jones s’adonne au spiritisme. Contrairement à certains de ses collègues, elle a pris la peine d’acquérir quelques notions d’égyptologie. Sa conversation avec nous au Caire le prouve. Supposons qu’elle ait croisé le véritable assassin… Emerson, je vous en prie, cessez de sourire comme cela, c’est agaçant. Les coïncidences, ça existe, et il arrive que les gens avouent des choses malgré eux, surtout dans des circonstances de tension émotionnelle, pendant une séance de spiritisme par exemple. Supposons un instant que Mrs Jones ait appris qu’elle pouvait disposer d’une momie adéquate. Si elle réussissait à l’exhiber, cela apporterait à Donald la preuve catégorique que ses talents étaient authentiques. Vous comprenez ce que cela signifie, n’est-ce pas ? Si les indices qui nous ont menés à la tombe émanaient de Mrs Jones, l’assassin n’est pas nécessairement en Égypte. Il a pu filer au fin fond de l’Antarctique ou des Rocheuses…
Emerson ôta la pipe de sa bouche.
— Vous êtes passée des suppositions aux affirmations, Peabody. Je pense toujours que c’est une idée folle. Cependant, elle soulève un point important. L’assassin n’est pas forcément celui qui nous a conduits à la tombe.
— Mais vous oubliez quelque chose. Moi aussi, cela m’a échappé, admis-je. Les agressions dont Dolly Bellingham a été victime.
— Nous n’avons la preuve que d’une seule agression, objecta Emerson. Je reconnais qu’il est rare, voire inouï, qu’un touriste étranger se fasse agresser, mais cela peut arriver. Quant aux défections de ses domestiques, elles peuvent avoir des causes naturelles.
— Il faudrait en savoir plus sur le sujet.
— Je vous laisse vous en charger, Peabody. Je ne peux pas supporter cette donzelle. Elle glousse à longueur de temps. Vous savez ce que je pense des jeunes filles qui gloussent.
— Très bien. Je vais également interroger le colonel Bellingham. Il nous faut des renseignements sur Scudder – sur son aspect physique, son passé, ses habitudes. Et Abdullah…
Je m’interrompis. Emerson eut encore un sourire agaçant.
— Oui, Abdullah. Vous avez eu une bonne idée, Peabody. J’ai eu la même moi aussi.
— Vous dites toujours ça.
— Vous aussi.
— Ainsi, Abdullah a tout avoué.
— Bien sûr. Il vous avouera sans doute demain que je l’ai contraint à trahir votre confiance. J’ai l’impression que cette vieille canaille s’amuse à nous monter l’un contre l’autre.
— Eh bien, qu’il s’amuse. Il peut nous être très utile.
— Tout à fait. (Emerson se leva et s’étira.) Allons chercher les enfants dans la chambre noire pour les envoyer se coucher. Nous sommes des parents heureux, Peabody. David et Nefret s’occupent dans la chambre noire ; Ramsès travaille sur le bateau. J’espère qu’il ne va pas rester debout trop tard. Il va se fatiguer les yeux sur ces textes, le pauvre.